JEAN-CHARLES BUREAU EBAUCHE DU SILENCE

La Galerie Double V présente à Hors Les Murs la première exposition personnelle de Jean-Charles Bureau.

Hors le temps, cette Ebauche du silence invite à la nonchalance qui semble sourdre du travail de l’artiste. A la Fondation Lambert en Avignon, en 2018, il étalait ainsi en une série de toiles son autoportrait en ouvrier du bâtiment. Désoeuvré, rêvassant, pinceau à la main, il laissait dégouliner dans les alvéoles d’un parpaing un filet de peinture comme parfois on bave sur son oreiller. Le chantier ne s’achèvera pas, faute de manoeuvre motivé. Au Palais des Beaux-Arts de Paris, en 2017, un immense château de cartes, peint par dessus une toile blanche où se dessinait à peine l’illusion d’un châssis transparent, faisait face à une silhouette étalée de tout son long, mordant le cuir d’un moelleux canapé inondé d’une lumière d’après-midi.

Sieste, lancer de cailloux, pêche à la ligne, jeux enfantins, contemplations béates ou boudeuses : Jean-Charles Bureau décline dans son travail une panoplie nombreuse de passe-temps. Fausses pistes, ou trompe l’oeil, ces vanités paresseuses se laisseraient facilement envisager comme autant de dénonciations de la valeur travail - ce serait mal connaître l’artiste, sans cesse affairé à élaborer de nouvelles stratégies, par la peinture, la sculpture, l’installation ou le dessin. Il ne faut voir aucun hasard dans l’apparition dès 2016 de ruches parmi les oeuvres de Jean-Charles Bureau : à l’image des ouvrières, l’artiste est travailleur, il essaime et s’active à produire. La maquette de l’exposition, dans laquelle on le retrouve au milieu des châssis, est en ce sens une mise en abyme de l’artiste, son autoportrait en abeille.

Le miel qu’il tire de ses ruches est tout autant métaphorique que littéral : fruits de son rucher installé sur les coteaux du Garlaban, les pots revendiquent ici la place de créations à part entière. «La peinture qu’il vous faut», «le miel qu’il vous faut» : au détour d’un slogan singeant l’absence d’inventivité des publicitaires et leur style pour le moins direct et naïf, Jean-Charles Bureau relève la vacuité du marketing et y oppose l’authenticité du labeur.

La seule dimension vanitaire pourrait guider la lecture : les toiles nous inviteraient alors à lâcher prise, à bâyer aux corneilles, à dormir notre vie plutôt qu’à la construire. A propos de son chow-chow Jofi, Freud évoquait «la simplification de la vie libérée du conflit avec la civilisation» : Foxie, dans l’oeuvre de Jean-Charles Bureau, ne représente-t-elle pas cette vie apaisée, cette nouvelle civilisation qui naît, dans laquelle la relation entre nature et culture et celle tissée par les hommes avec les espèces compagnes se ferait en bonne intelligence, comme y invite Donna Haraway? Une vie idéale, une idéalité, trame indubitablement toutes ces peintures. Le dessein de Jean-Charles Bureau révèlerait ainsi sa nature ontologique tout autant qu’esthétique. Quelque chose derrière l’image pourrait être aperçu - certaines toiles, brouillées à la vue par un papier bulle en résine rappelant les rayons de la ruche, indiquent qu’un message secret se niche et reste à décrypter. La contemplation des oeuvres ne doit pas éluder l’effort continu pour en saisir le sens réel.

Voir le voir, donc - une méthode préside à l’encodage de ces images, il faut la circonscrire et la resituer. Revenons un peu sur l’histoire, récente, de la peinture : qu’elles aient été narrative, libre ou critique, les poussées figuratives de la peinture au 20e siècle n’ont pas pu résister à leur disqualification. Tout comme la photographie, médium contraint par le réel s’il en est, la peinture figurative a affirmé son rapport à la représentation en s’accrochant aux basques de la bande dessinée, du documentaire, des traditions populaires. En vain. Des générations d’artistes tentés par la peinture figurative ont dès lors intégré des approches plus conceptuelles autorisant une distance critique avec la question de la représentation. C’est à la dernière génération qu’appartient Jean-Charles Bureau, aux côtés d’Apolonia Sokol, de Jean Claracq, d’Anne-Laure Sacriste, d’Amélie Bertrand, de Gilles Elie, d’Henni Alftan ou de Laure Mary-Couégnias, parmi d’autres.

Se donnant pour instrument de combat une stratégie figurative de la peinture, cette relève impose peu à peu son exigence programmatique, celle d’une figuration conceptuelle, déliée de la pesanteur de la seule représentation du réel. Au coeur même des couleurs et des lignes, des visages et des phénomènes, se tapissent et se trament des symboliques, des manifestes, des situations, au sens proposé par Guy Debord.

Pour ce qui concerne Jean-Charles Bureau, si le leitmotiv de l’autoportrait en-tant-que-peintre atteste de la dimension réflexive du médium sur lui-même, il se double d’une ironie sur l’activité de peindre, implacablement annoncée comme pleine de vides, de silences, de latences, mais aussi, à revers de cette première imagerie du fainéant, comme une tâche fastidieuse, itérative, exténuante et toujours sur le métier. Plus loin, en mettant en scène le désoeuvrement, le détachement face au travail, que le peintre aurait pour mission de susciter dans les appels vibrants de ses toiles, Jean-Charles Bureau sème les indices d’un impossible dépassement de l’existence, pris en tenaille ontologique par mille doutes et mille incertitudes. Témoignant d’un penchant pour une forme de nihilisme heureux, quoique toujours hanté par le sacrifice de l’artiste-messie, les questions débordent : pourquoi le monde tourne-t-il? sur quel axe? d’ailleurs, tourne-t-il? la peinture permet-elle de voir la pensée? où chercher le bonheur? comment se faire des amis? les objets sont-ils nos amis? et quand fond la neige, où va le blanc?

Dans l’ambiance douceâtre et alanguie, un fond sonore de somnifère : le vrombissement mou d’un ventilateur jouant avec une feuille, s’accordant aux rebonds hypnotiques d’un ressort coulant lâchement de marche en marche. Surmontant son corps amorphe, le visiteur arrive en bout de course. Là, le regard est confronté à un ultime jeu de cache cache : se retournant dans l’espace d’exposition, il s’aperçoit que les coins soumettant les toiles à des angles de vue finissent par les soustraire à la vue elle-même, les submergeant dans le mirage d’une couleur flottante, de ces pastels dont Baudrillard disait qu’ils étaient une négation de la peinture mais aussi du travail. Orphée a perdu Eurydice.

Sonné par l’énigme des scènes qui se présentent (ou se dérobent) à ses yeux, le visiteur ne saisit pas qu’elles viendront le tarauder longtemps après sa dérive dans l’exposition. Tout se fond et retourne au néant, laissant le visiteur livré à lui-même : c’est ici le point de départ d’une réflexion vaste et ardue, sisyphéenne, à la redécouverte des efforts clandestins de Jean-Charles Bureau pour dire en peinture la condition de l’homme moderne.

Jean-Christophe Arcos